lu par FRANCK FERRAND :
Aujourd’hui la suite du Conte de la Forêt des Ombres que j’ai commencé à te raconter la dernière fois...
Te souviens-tu de l’histoire de ce Chevalier, qui a perdu tous les siens, qui les a enterré et qui retourne tous les soirs dans le cimetière qui s’est transformé en forêt, avec l’espoir de retrouver ceux qu’il aime ?
Te souviens-tu aussi de cette promesse qu’un ange lui a fait, celle qu’il devait espérer et ne jamais perdre confiance, parce qu’un jour, ses bien-aimés surgiraient des ombres de cette forêt ?
… Cette confiance du Chevalier fut mise à l’épreuve. Le printemps, l’été et l’automne passèrent sans qu’un seul jour il ne vit une ombre prendre les formes de ceux qu’il avait aimés. Vint l’hiver, le Chevalier resta fidèle à la promesse de l’ange.
Mais de nombreuses saisons se suivirent, et les années s’écoulaient… Au point qu’il finit par désespérer de l’ange. Ses nuits et ses sommeils étaient agités de souvenirs lointains, de guerres perdues, de visages disparus. Jamais l’ange ne revint se manifester.
Il en fut ainsi pendant longtemps encore. Le Chevalier avait vieilli, sa silhouette commençait déjà à courber sous le poids de sa triste vie. Il avait oublié la promesse de l’ange, mais il était resté fidèle à sa visite quotidienne au cimetière.
Dans sa forêt, les arbres avaient tellement grandi qu’il n’en voyait plus les sommets, tant leurs branchages et leurs feuillages étaient denses. Leur beauté, leur force étaient ses seuls réconforts, au point qu’il n’aurait jamais manqué une seule journée auprès d’eux, malgré les froideurs de l’hiver, les chaleurs de l’été, les tempêtes de vent, de pluie ou de neige.
Il se rappelait tous ses morts. Chaque arbre portait le nom, qu’il avait gravé dans l’écorce, de celui qui reposait à ses pieds. Le Chevalier se souvenait des visages, des gestes, des paroles de chacun et il ne pouvait s’empêcher de trouver des ressemblances entre chaque défunt et son arbre. Il engageait souvent de longs dialogues avec eux, se contentant pour réponse des mouvements des feuilles ou des murmures du vent.
Il passait le plus de temps auprès de l’arbre de son épouse. Il en connaissait tous les noeuds, les nerfs et les rides que l’écorce fine avait dessinés au cours des ans. Il aimait poser sa paume contre le tronc et s’imaginait que la ressemblance entre les veines de sa main et la peau craquelée du chêne, symbolisait l’éternité de son mariage, malgré l’absence de son épouse. Sa suprême consolation était d’embrasser l’arbre, et de sentir battre son coeur contre lui.
Il aimait le contact de ses pieds nus sur la mousse et sur les racines qui couraient vers le sol. Il aimait la transparence et la fraîcheur des feuilles, leur peau douce et leur senteur apaisante. Il aimait encore la cambrure du tronc et les mouvements des branches qui s’élançaient avec douceur vers le ciel. Il était seul, il n’y avait rien ni personne pour l’empêcher de rester des heures avec l’arbre et la forêt.
Le temps passait, son pèlerinage se renouvelait chaque jour, chaque semaine, chaque mois et chaque année. S’il ne manquait jamais de scruter l’ombre des arbres, il ne savait plus vraiment pourquoi. Mais il aimait la paix qu’ils lui prodiguaient et qui lui permettait de continuer à vivre.
Pourtant, la nostalgie et la tristesse ne le quittaient plus. La tendresse et la beauté des arbres ne remplissaient pas sa vie. Mais il n’avait personne vers qui se tourner, que ces géants avec leurs ombres muettes et dociles qui, jour après jour, suivaient la course du soleil à travers leurs feuillages.
Un soir, il lui fallut plus de temps pour rentrer chez lui. Même s’il suivait immanquablement le même chemin qui le menait de la forêt au château, sans jamais se détourner vers les vestiges des jardins d’antan, devenus sauvages et méconnaissables, le vieillard faillit plusieurs fois cesser sa marche.
Il faisait froid, un nouvel hiver sévissait. Soudain, il fut tenté de s’arrêter, de s’affaisser au creux d’un fossé ou dans l’épaisseur d’un bosquet. Il était fatigué. Il ne voyait plus le sens de revenir chez lui, ni de retourner le lendemain en sa forêt. Celle-ci, derrière lui, s’était déjà drapée de noir et de silence, elle semblait s’être refermée sur elle-même, comme pour l’en chasser à jamais.
Il rassembla les dernières forces dont il était capable, pour regagner sa demeure. Une fois arrivé, il n’eut le cœur ni de dîner ni de se changer. Il sentait toutes ses forces parties, il n’avait plus envie de vivre mais plutôt d’entrer dans un sommeil éternel. Dans l’obscurité de sa chambre, il se coucha à même son lit et s’endormit, comme un vieux guerrier au bout d’une trop longue journée de bataille. Avant de fermer les yeux, il fit une prière : celle de ne plus attendre plus longtemps pour retrouver ceux qu’il avait aimé.
Le chant d’un oiseau le réveilla. Les rayons du soleil caressaient les draps de son lit, un air doux pénétrait l’espace. C’était le matin. Il alla à sa fenêtre d’où ce petit compagnon, posé en son rebord, s’envola vers le soleil. Le ciel était déjà haut et clair. Une lumière éclairait les alentours d’une douceur inhabituelle. En regardant l’oiseau pousser gracieusement ses ailes vers l’astre céleste, le Chevalier sentit qu’une énergie nouvelle l’habitait. La lassitude de la veille s’était évanouie comme par miracle.
Il se mit à marcher rapidement dans sa chambre, tournant et retournant autour de la grande table qui en occupait le milieu. La jeunesse n’était plus un mirage oublié du passé. Le Chevalier éprouvait dans son corps et dans son esprit une vigueur et une envie de vivre qui l’avaient quittées depuis la guerre perdue. C’est alors qu’il sut, d’une certitude aussi mystérieuse qu’inébranlable, que les arbres de la forêt l’appelaient. Il se décida sur-le-champ. Plutôt que d’attendre la fin du jour comme il en avait l’habitude, il irait les visiter le matin même.
Mais avant toute chose, il ressentit le besoin de quitter les vêtements qu’il portait sur lui. Dans son isolement, il se négligeait au point de ne garder qu’une seule tenue par saison. Toujours la même, il se contentait d’en rapiécer les pièces usées pour des accoutrements qui, en d’autres temps, auraient été ceux des mendiants du château. Mais lui qui avait aimé la beauté et l’élégance, avait cessé d’accorder la moindre importance à sa mise.
Pourtant, ce matin, il ressentit le très fort désir de rechercher ses beaux habits de noces, ceux qu’il avait abandonnés au creux d’une malle au fond de sa chambre. Ils étaient les seuls vestiges du passé, ceux qu’il avait retrouvés dans les ruines encore fumantes de son château, après la bataille. Il les avait respectueusement conservés, en souvenir des temps de la vie et de l’amour.
Le chevalier voulut encore se préparer avant de partir. Avec un soin qu’il n’avait connu depuis des lustres, il se lava, se coiffa et se rasa. Il s’étonna, en regardant son image dans un miroir, que sa jeunesse avait regagné son visage, d’habitude envahi par l’ennui et les trahisons de l’âge. À sa surprise, il n’eut aucun mal à se glisser dans ses vêtements d’antan. Ils avaient gardé tout leur éclat.
D’un pas vif et conquérant, il sortit du château et prit la direction de la forêt. Dehors, le printemps éclatait. En une seule nuit, le changement de saison avait eu lieu. Des nuées d’oiseaux volaient gaiement dans le ciel. La tendre verdeur des pelouses recouvrait la terre.
Partout, les arbres bourgeonnaient, les tiges des fleurs poussaient des bulbes épais et prêts à exploser. Les pétales dorés de jonquilles riaient dans l’air, en voletant au souffle tiède du vent.
Émerveillé par tant de beauté, le Chevalier s’attarda en chemin : il prit quelques détours, redécouvrit des parcelles de son domaine qu’il n’avait jamais visitées depuis tant d’années. Il contemplait l’éveil de la nature. Le même, se réjouissait-il, que celui qu’il ressentait dans son coeur.
Il était midi lorsqu’il arriva enfin à la forêt. Un instant, il s’en voulut d’avoir perdu du temps : le soleil était haut, il était au milieu du ciel et ne projetait plus aucune ombre aux pieds des arbres qu’il venait de saluer l’un après l’autre. Il attendrait donc que la journée avance et que le couchant commence à dessiner les contours sombres des arbres sur le sol.
Au bout de quelques heures, comme la marée qui reflue, la lumière entama sa course déclinante. Le Chevalier alla se placer à l’entrée de la forêt, là où le soleil pénétrait en premier. De là, il suivrait mieux les rayons qui épouseraient la pente du cimetière.
Bientôt, les premières ombres commencèrent à apparaître. Le coeur battant, le chevalier se posta derrière les arbres. Celles-ci grandissaient. Malheureusement, leurs formes ne reproduisaient que la forme des arbres. C’était un spectacle qu’il ne connaissait que trop bien, pour l’avoir vu tous les jours depuis tant d’années.
Pourtant, le chant des oiseaux continuait d’égayer l’espace. Le vent murmurait dans les feuillages une musique légère et joyeuse. Le Chevalier se sentait appelé à continuer de guetter les ombres. Il avança alors plus loin.
Un élan intérieur l’invitait à ne pas se décourager, même si les ombres des arbres restaient muettes. Il eut l’impression d’entendre la voix d’un ange, la même qu’autrefois, se souvint-il soudain, celle qui lui avait dit de ne jamais perdre confiance. Alors, le Chevalier se rapprocha de plus en plus du coeur de la forêt, là où se trouvait la tombe de sa bien-aimée.
Il n’était plus qu’à quelques pas de celle qu’il avait enterrée jadis au creux de la prairie. Il reconnut alors dans le chant des oiseaux la mélodie qu’on avait chantée à ses noces ! Il enlaça le tronc de l’arbre de son épouse, et sentit son coeur battre tellement fort contre l’écorce qu’il crut qu’il allait défaillir. Il pencha alors légèrement la tête pour suivre du regard les rayons du soleil, qui commençaient à se poser sur le sol.
Ils portaient en eux des milliers de particules de poussière d’or. Celles-ci remplissaient l’espace, elles occupaient toute l’ombre dessinée par terre. Dans tout son corps, depuis ses pieds posés à même le sol, le chevalier sentit l’énergie formidable du soleil qui permettait la vie et faisait tourner la terre.
Bientôt, la poussière d’or s’éleva au-dessus de l’ombre. Une silhouette, un corps se dessinaient dans l’air doux de l’après-midi. La beauté de la bien-aimée, les traits de son visage qu’il n’avait jamais oubliés étaient maintenant devant lui. Sa femme lui souriait, elle tendait ses bras vers lui. Alors, le Chevalier la serra encore plus fort.
Lorsque leurs mains se touchèrent, il ne s’étonna pas de voir son propre corps gagné par la même lumière d’or qui scintillait sur sa compagne retrouvée. Comme s’il était rempli d’une poudre magique, son corps s’était métamorphosé. Il venait de retrouver toute la beauté et la jeunesse d’antan. Maintenant, les deux amants étaient enlacés dans un halo de lumière incandescente.
Sans le voir de ses propres yeux qui étaient entièrement fixés sur ceux de sa bien-aimée, le chevalier savait que tout se transformait autour de lui. Des arbres alentour, toutes les ombres se libéraient.
Les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards renaissaient dans la même poussière d’or.
La liesse avait gagné toute la population, si heureuse de se retrouver. Cette fois-ci, plus rien ne viendrait perturber la noce. Là-haut, à l’occident, le soleil avait arrêté un instant sa course pour rendre un hommage solennel.
Le soir gagnait, et pourtant l’air était de plus en plus chaud et léger. L’ivresse du bonheur du Chevalier était telle qu’il ne se rendit pas même compte que sa danse avec sa bien-aimée les avait élevés au-dessus du sol. Ils montaient vers le ciel en effleurant les canopées.
Le couple continuait son ascension vers le soleil et les étoiles, entouré de tous ses proches. Là-bas, au loin, le château était un point de plus en plus petit qui, bientôt, disparaîtrait dans les vapeurs du lointain.
Comme ce vieux corps, celui d’un vieux chevalier couché sur son lit. Il s’était endormi la veille pour ne plus se réveiller. Le silence et la paix l’entouraient, la pénombre du soir le recouvrait déjà de sa douce protection. Sur son visage, quelques larmes avaient coulé, un dernier sourire ne s’était pas effacé.
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